Le scandale de l'affaire espagnole



Vendredi 12/03/04

Par Alain-James



 

Nous le savons, tout Espagnol et tout Européen qui s'affirme comme tel ont ressenti le choc des attaques du jeudi 11 comme un coup de poignard, l'intrusion d'un virus dans un mode de vie qui nous est commun, un système aux valeurs partagées où les explosions de Madrid ont fait office d'explosifs de démolition.

Enfin je dis ça. Evidemment, nombre de personnes ici semblent avoir été davantage abattues par les tours jumelles de New-York que par les trois trains de banlieue madrilènes - c'est une question de choix, c'est peut-être aussi une question d'échelle, une question d'honnêteté morale - sans dire que les 3000 morts du World Trade Center comptent moins que les 200 victimes des attentats de la semaine dernière, d'un point de vue symbolique, l'un est l'autre sont aussi graves pour moi. Mais là n'est pas la question, vous êtes tous libres de vos opinions bien entendu…

Non, la question dont j'aurais aimé débattre, c'est bien sûr le comportement étrange du gouvernement espagnol immédiatement après l'attentat. Un comportement qui, j'en suis sûr, vous aura tous interpellé.

 

Une demi-heure après les faits, Aznar et son équipe, son ministre de l'intérieur en tête, on sauté derechef à la gorge de l'ETA qui, aussi criminelle soit-elle, restait une organisation dont la culpabilité dans cette attaque était toujours à démontrer. Généralement, en effet, on essaye de tenir sa langue jusqu'à ce qu'on puisse être sûr de quelque chose, histoire d'éviter les débordements ou échauffements populaires… Sauf peut-être, justement, si ces débordements sont voulus et recherchés. Comment le gouvernement espagnol a-t-il pu avoir l'outrecuidance de clouer ETA au pilori alors qu'on était encore en train de secourir les blessés? Pourquoi cette précipitation, cette impatience à trouver un coupable si précisément désigné? Faut-il y voir une quelconque volonté de tromper les Espagnols? Je ne le sais, mais ce que je sais, c'est que si ETA est innocente, et que c'est prouvé avant dimanche, le Parti Popular va se payer une belle ramasse dans deux jours…

 

Les hommes d'Aznar étaient (ou semblaient) tellement convaincus de leur théorie que le jour même, le conseil de sécurité de l'ONU s'est permis de condamner les attentats vus comme l'œuvre du "groupe terroriste ETA". En ce qui concerne la population, apparemment, le travail a été moins sorcier, et dans les faits la majorité des Espagnols semblait sur le moment convaincue que les assassins étaient les terroristes basques - en ce sens, on peut peut-être dire que le gouvernement, en tant que représentation de son peuple, a eu une réaction naturelle (pour changer). On peut aussi se demander pourquoi ce gouvernement, capable selon lui d'une pensée davantage  "clairvoyante" que son peuple lorsqu'il s'agit d'aider à la guerre en Irak, serait par contre incapable d'aller au-delà de la réaction passionnée de ce même peuple, de dépasser les premières affirmations et les convictions à chaud lorsqu'il s'agit de désigner un coupable pour les attentats du 11 mars…

 

N'oublions pas que le démantèlement d'ETA en tant que faction armée terroriste était - et reste - l'un des chevaux de bataille du leader du Partido Popular, qui fut lui-même la cible d'un attentat violent d'ETA quelques temps avant son élection au poste de chef du gouvernement. Plusieurs fois sous les gouvernements PP des quelques années qui se sont écoulées depuis sa première élection, on a pensé avoir coupé la dernière tête de l'hydre basco-terroriste, et c'est naturellement qu'on a songé à une nouvelle résurrection du phénix avec les attentats du 11 mars. Pourtant, et ce bien que les méthodes, les procédures et l'ampleur de l'attaque n'aient rien à voir avec une action classique de l'ETA, c'est bien l'organisation basque qu'on a peut-être trop rapidement désigné comme seule et unique coupable. Pourquoi?

Peut-être parce que le gouvernement Aznar, et surtout Aznar lui-même, ont tout intérêt à ce que les terroristes soient basques, belges ou zoulous, tant qu'ils ne sont pas affilié d'une façon ou d'une à Al-Quaeda, soit liés explicitement, soit par pure sympathie politico-religieuse. Dans le cas où les Basques seraient les responsables, en effet, on ne saurait reprocher quoique ce soit au premier ministre tant sa politique a été intransigeante à leur égard dans le domaine de la lutte anti-terroriste. Cependant, dans le cas où les attentats auraient été commis par des sympathisants de la cause islamiste, on comprend vite que c'est Aznar et sa politique étrangère qui pourraient être tenu responsables de la mort des 200 innocents Madrilènes de cette semaine qui, statistiquement parlant pour la plupart d'entre eux, étaient justement opposés à l'ingérence espagnole dans l'affaire irakienne. Si ça se trouve, d'ici demain on aura les rues de Madrid remplies de "Aznar Assassin" et autres sucreries du genre, mais bon parier sur la mobilisation spontanée d'un peuple, ça peut parfois jouer des tours - en France en tout cas, on voit bien que ce n'est pas toujours ça… Bien qu'on ait pas encore vu en France un problème aussi grave opposer la population à son gouvernement au cours des dernières années.

Comment imaginer en effet que l'invasion de l'Irak par les Etats-Unis et ses alliés ne puisse pas avoir des répercussions autres que diplomatiques? L'Irak reste un pays musulman - que les alliés aient dit qu'ils y allaient pour des armes de destruction massives ou non. Qu'on puisse imaginer qu'on pourrait y maintenir une occupation en pariant sur l'absence, a priori, de liens forts entre le régime irakien et Al-Quaeda, ça me dépasse. Qu'on vienne encore me dire que Iraqi Freedom n'avait rien d'une croisade allégorique pour les populations locales… Déjà que j'ai du mal à y croire en tant "qu'occidental", lorsque je me mets à la place des gens de là-bas, je me dis que soit les dirigeants de la coalition sont candides, soit ils en fait de fieffés menteurs, et qu'ils l'assument…

 

On peut donc être tenté de penser que Aznar a hypothéqué la vie de ses citoyens au moment même où il a décidé d'aligner la nation espagnole sur la politique du grand frère d'outre-atlantique.

L'avenir, les enquêtes affirmeront ou confirmeront cette thèse - et par la même occasion la responsabilité plus généralement de Jose-Maria Aznar.

 

Nous sommes aujourd'hui vendredi - le scrutin a été maintenu pour dans deux jours malgré les évènements - et nous aurons donc une idée des résultats dès dimanche soir. Cependant, tout ce que j'espère, c'est que dimanche matin, si d'ici là se confirme encore un peu plus la piste d'Al-Quaeda, nous pourrons assister à un vote exemplaire de sanction du Parti Popular - peut-être avant un début de procès politique, qui sait…

Enfin bon - encore heureux que la démocratie tourne au-delà de nos Pyrénées - qu'ils choisissent ou non le parti d'Aznar, le peuple aura parlé. Car dimanche se déroule une autre élection, présidentielle celle-ci, dans un pays pourtant jugé civilisé et a priori démocratique. Ce pays, c'est la Russie, et le président, c'est Vladimir Poutine - et lorsqu'on connaît un tant soit peu Poutine, on se dit parfois, quand même, qu'Aznar reste un beau petit joueur dès lors qu'il s'agit de tromper sciemment son peuple et de tenir celui-ci à la baguette…